Lettre aux jeunes artistes de Paris


Messieurs et chers confrères,

Vous avez voulu ouvrir un atelier de peinture, où vous puissiez librement continuer votre éducation d’artistes, et vous avez bien voulu m’offrir de le placer sous ma direction. Avant toute réponse, il faut que je m’explique avec vous sur ce mot « direction ». Je ne puis m’exposer à ce qu’il soit question entre nous de professeur et d’élèves.[…] Je n’ai pas et je ne puis pas avoir d’élèves. Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maitre, je ne puis songer à me constituer professeur.

Je ne puis pas enseigner mon art, ni l’art d’une école quelconque, puisque je nie l’enseignement de l’art, ou que je prétends, en d’autres termes, que l’art est tout individuel et n’est pour chaque artiste, que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses propres études sur la tradition. J’ajoute que l’art, ou le talent, selon moi, ne saurait être, pour un artiste, que le moyen d’appliquer ses facultés personnelles aux idées et aux choses de l’époque dans laquelle on vit. Spécialement, l’art en peinture ne saurait consister que dans la représentation des objets visibles et tangibles pour l’artiste.

Aucune époque ne saurait être reproduite que par ses propres artistes, je veux dire que par les artistes qui ont vécu en elle. Je tiens les artistes d’un siècle pour radicalement incompétents à reproduire les choses d’un siècle précédent ou futur, autrement à peindre le passé ou l’avenir. C’est en ce sens que je nie l’art historique appliqué au passé. […]

Je tiens aussi que le peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue toute physique, qui se compose, pour mots, de tous les objets visibles. Un objet abstrait, non visible, non existant, n‘est pas du domaine de la peinture. L’imagination dans l’art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante mais jamais à supposer ou à créer cette chose même.

Le beau est dans la nature, et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses. Dès qu’on l’y trouve, il appartient l’Art, ou plutôt à l’artiste qui sait l’y voir. Dès que le beau est réel et visible, il a en lui-même son expression artistique. Mais l’artiste n’a pas le droit d’amplifier cette expression. Il ne peut y toucher qu’en risquant de la dénaturer, et par suite de l’affaiblir. Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste. Le beau, comme la vérité, est une chose relative au temps où l’on vit et à l’individu apte à le concevoir. L’expression du beau est en raison directe de la puissance de perception acquise par l’artiste.

Voilà le fonds de mes idées en art. Avec de pareilles idées, concevoir le projet d’ouvrir une école pour y enseigner des principes de convention, ce serait rentrer dans les données incomplètes et banales qui ont jusqu’ici dirigé partout l’art moderne.Il ne peut pas y avoir d’écoles, il n’y a que des peintres.[…] Je ne puis donc avoir la prétention d’ouvrir une école, de former des élèves, d’enseigner telle ou telle tradition partielle de l’art. Je ne puis qu’expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, par laquelle j’ai taché moi-même de le devenir dès mon début, en laissant à chacun l’entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l’application de cette méthode. […) 
Tout à vous de cœur. Gustave Courbet 

( Lettre aux jeunes artistes de Paris datant du 25 décembre 1861 et publiée dans le Courrier du dimanche.)


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