(Enfants, 1937)
extraits
" F.J: Où et comment, puisque c’était en marge des circuits académiques, avez-vous appris votre métier de peintre?
B.: Le peintre Pierre Bonnard, qui était très ami avec mes parents, a dit un jour à mon père : surtout ne l’envoyez pas dans une école d’art, il y perdrait quelque chose. Je me suis donc fait mes écoles tout seul. En fait, j’ai appris mon métier comme on apprend à parler : en essayant de faire comme font les autres, en regardant travailler mon père et ma mère, en écoutant les conseils de Bonnard, de Maurice Denis, et plus tard d’André Derain. Et en pratiquant assidûment la copie. A l’époque, les jeunes peintres considéraient le Louvre comme un cimetière. Moi, j’y allais tout le temps. J’y ai beaucoup copié Poussin. J’aurais bien aimé pouvoir l’interroger sur sa touche, sur ses couleurs… Puis je suis allé copier Piero Della Francesca à Arezzo. "
(…)
" F.J.: C’étaient là des écoles bien solitaires.
B.: J’ai découvert beaucoup de choses tout seul, au prix de passablement d’erreurs et de bêtises. Mais en réalité, je n’étais pas si seul. "
(…)
" F.J. : Et ce que l’on appelait les maîtres, y en a-t-il encore?
B.: Je ne crois pas. Loin de moi évidemment l’envie de prôner l’académisme. Mais force est de reconnaître que l’académisme conservait les derniers vestiges d’un métier et d’une technique qui pouvaient se transmettre de maître à élève, de génération en génération, faute desquels l’enseignement artistique et, qui sait, l’art lui-même aboutissent à une impasse.
F.J.: Pourtant, l’académisme lui aussi a conduit à une forme d’impasse.
B.: Bien entendu, et la rupture avec lui était indispensable et salutaire. Mais qu’avons-nous mis à sa place? Il n’y a plus d’école. En rejetant l’académisme, on a rejeté du même coup les notions de technique et de métier. Or, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, la technique et le métier sont indispensables en art. c’est si vrai que les plus grands artistes de notre temps, y compris ceux qui ont le plus contribué à détruire l’académisme et les formes anciennes, étaient encore les héritiers du métier et de la technique traditionnels.
Voyez Picasso qui les possédait à un tel degré et de manière si précoce (son père était un professeur de dessin très exigeant qui avait guidé sa main dès son plus jeune âge) qu’il m’avait un jour confié, presque avec un peu de tristesse : « Je n’ai jamais fait de dessins d’enfant. » Mais les grands artistes contemporains qui poussent au plus haut degré d’individualisme leur recherche, que peuvent-ils transmettre plus loin? Avoir des élèves n’a aucun sens pour eux. Quand il y a autant de langages que d’artistes, il n’y a plus de communication et de transmission possibles. On ne peut plus s’étonner que les êtres se sentent isolés. Il n’y a plus de langage commun. Par contre, curieusement, on ne parle que de culture. Jusqu’à une époque relativement récente, ce n’était qu’un synonyme d’agriculture. Maintenant on en a plein la bouche, de la culture. On en vient même à en parler comme d’une denrée, d’un produit de grande consommation. Sociologiquement, le phénomène est intéressant. On n’aura jamais autant parlé de la culture que lorsqu’elle est sur le point de disparaître.
F.J.: Quel est alors le rôle de l’art dans la société d’aujourd’hui?
B.: C’est bien ce que je me demande. Une fois encore, je me répète, mais la séparation entre l’art et le métier ne fait que consacrer la cassure entre l’art et l’artisanat. Tout, absolument tout découle de cette cassure qui s’est accentuée à mesure que l!ère industrielle a progressé. L’analyse serait extrêmement complexe. Mais on peut dire que l’artisanat (qui, lui aussi, est tombé bien bas aujourd’hui) était le terreau où l’art puisait sa substance, sa nourriture. Séparer l’art de l’artisanat revient à séparer l’art de la vie. La disparition progressive de l’artisanat a entraîné une disjonction entre l’utile et le beau. Parallèlement, on a vu naître un manichéisme au terme duquel l’art est devenu un luxe situé dans une sorte d’empyrée qui n’a plus de lien avec la vie quotidienne. "
B.: Le peintre Pierre Bonnard, qui était très ami avec mes parents, a dit un jour à mon père : surtout ne l’envoyez pas dans une école d’art, il y perdrait quelque chose. Je me suis donc fait mes écoles tout seul. En fait, j’ai appris mon métier comme on apprend à parler : en essayant de faire comme font les autres, en regardant travailler mon père et ma mère, en écoutant les conseils de Bonnard, de Maurice Denis, et plus tard d’André Derain. Et en pratiquant assidûment la copie. A l’époque, les jeunes peintres considéraient le Louvre comme un cimetière. Moi, j’y allais tout le temps. J’y ai beaucoup copié Poussin. J’aurais bien aimé pouvoir l’interroger sur sa touche, sur ses couleurs… Puis je suis allé copier Piero Della Francesca à Arezzo. "
(…)
" F.J.: C’étaient là des écoles bien solitaires.
B.: J’ai découvert beaucoup de choses tout seul, au prix de passablement d’erreurs et de bêtises. Mais en réalité, je n’étais pas si seul. "
(…)
" F.J. : Et ce que l’on appelait les maîtres, y en a-t-il encore?
B.: Je ne crois pas. Loin de moi évidemment l’envie de prôner l’académisme. Mais force est de reconnaître que l’académisme conservait les derniers vestiges d’un métier et d’une technique qui pouvaient se transmettre de maître à élève, de génération en génération, faute desquels l’enseignement artistique et, qui sait, l’art lui-même aboutissent à une impasse.
F.J.: Pourtant, l’académisme lui aussi a conduit à une forme d’impasse.
B.: Bien entendu, et la rupture avec lui était indispensable et salutaire. Mais qu’avons-nous mis à sa place? Il n’y a plus d’école. En rejetant l’académisme, on a rejeté du même coup les notions de technique et de métier. Or, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, la technique et le métier sont indispensables en art. c’est si vrai que les plus grands artistes de notre temps, y compris ceux qui ont le plus contribué à détruire l’académisme et les formes anciennes, étaient encore les héritiers du métier et de la technique traditionnels.
Voyez Picasso qui les possédait à un tel degré et de manière si précoce (son père était un professeur de dessin très exigeant qui avait guidé sa main dès son plus jeune âge) qu’il m’avait un jour confié, presque avec un peu de tristesse : « Je n’ai jamais fait de dessins d’enfant. » Mais les grands artistes contemporains qui poussent au plus haut degré d’individualisme leur recherche, que peuvent-ils transmettre plus loin? Avoir des élèves n’a aucun sens pour eux. Quand il y a autant de langages que d’artistes, il n’y a plus de communication et de transmission possibles. On ne peut plus s’étonner que les êtres se sentent isolés. Il n’y a plus de langage commun. Par contre, curieusement, on ne parle que de culture. Jusqu’à une époque relativement récente, ce n’était qu’un synonyme d’agriculture. Maintenant on en a plein la bouche, de la culture. On en vient même à en parler comme d’une denrée, d’un produit de grande consommation. Sociologiquement, le phénomène est intéressant. On n’aura jamais autant parlé de la culture que lorsqu’elle est sur le point de disparaître.
F.J.: Quel est alors le rôle de l’art dans la société d’aujourd’hui?
B.: C’est bien ce que je me demande. Une fois encore, je me répète, mais la séparation entre l’art et le métier ne fait que consacrer la cassure entre l’art et l’artisanat. Tout, absolument tout découle de cette cassure qui s’est accentuée à mesure que l!ère industrielle a progressé. L’analyse serait extrêmement complexe. Mais on peut dire que l’artisanat (qui, lui aussi, est tombé bien bas aujourd’hui) était le terreau où l’art puisait sa substance, sa nourriture. Séparer l’art de l’artisanat revient à séparer l’art de la vie. La disparition progressive de l’artisanat a entraîné une disjonction entre l’utile et le beau. Parallèlement, on a vu naître un manichéisme au terme duquel l’art est devenu un luxe situé dans une sorte d’empyrée qui n’a plus de lien avec la vie quotidienne. "